Quelques extraits de l’instant X

Arnaud ouvrit les yeux, furieux. Le réveil n’avait pas sonné, ou peut-être ne l’avait-il pas entendu ? C’était la quatrième fois en moins de deux semaines. D’un bond, il se leva sans savoir ce qu’il allait faire. Il n’avait aucune envie d’aller travailler. S’il retournait à l’usine, il ferait les frais de ses absences et de ses retards… Ce 16 août 2000, il choisit en conscience de ne plus accorder d’importance à tout ce marasme. Pourquoi continuer à suer pour si peu ? C’était en-dessous de ses compétences, de ce qu’il savait faire. Conduire un Fenwick n’avait jamais fait partie de son plan de carrière. D’ailleurs, il était un piètre cariste. La semaine précédente, alors qu’il s’apprêtait à charger une palette dans un camion, une accélération trop brutale dans la cour des expéditions avait renversé et détruit un lot de marchandise. Arnaud aurait préféré travailler dans un bureau. Il n’avait pas eu d’autre alternative face au chômage et à la fin de son indemnisation. Il avait accepté cette mission d’intérim par dépit. Le dos au mur, il n’enpouvait plus. Depuis un certain temps, sa vie était morne et ennuyeuse. Son travail le répugnait et la solitude le rongeait. Il avait tout juste 20 ans et l’impression d’être happé par un quotidien répétitif sans grand intérêt. Parfois, durant ses périodes de doutes, il rêvait de tout plaquer. Le jour J était arrivé ! Arnaud n’en avait plusrien à faire. Il voulait partir, très vite, très loin, partout, nulle part, jouir, profiter… Et surtout, ne jamais se retourner. Il était temps pour lui de quitter la Haute-Saône. En un an, ça ne lui avait rien apporté de bon. Il avait atterri là pour fuir ceux qui l’avaient oppressé, traité comme un chien. Il avait voulu quitter sa famille ; il en avait honte. C’est ainsi qu’il était entré dans la vie active… et la solitude. Il décida de profiter enfin et pleinement de l’existence. Sous la douche, il se lava hâtivement. Pressé de partir, d’arriver à destination sans avoir pour autant d’idée précise sur son point de chute. De toute évidence, personne ne s’apercevrait réellement de son absence, excepté son chef de service qu’il exécrait. Il ouvrit l’armoire, sorti le jean G-Star qu’il avait acheté l’avant-veille au lieu de payer la facture EDF, sa plus belle chemisette, ses Converses acquises à crédit, puis ramassa la vingtaine d’euros qu’il lui restait pour finir le mois. Il enfourra un léger blouson d’été dans sonsac à dos bleu. Il ne voulait rien prendre d’important, juste qu’on croità un scénario catastrophe au cas où on s’inquiéterait pour lui ; ce dont il doutait foncièrement. Il éteignit son portable avant de le fracasser contre le mur, ferma la porte de son mouroir et jeta les clés dans la boite aux lettres.

Il sorti de l’immeuble et marcha en direction de la sortie de la ville. Il ne voulait pas prendre la moto. Là où il allait, elle ne lui serait d’aucune utilité et, de toute façon, il n’avait plus assez d’argent pour acheter du carburant. Il avançait d’un pas décidé et se retournait de temps à autre pour contempler le paysage sinistre qui l’avait entouré pendant un an. Il n’avait aucun regret. Il avait fait son temps ici. Rien ne le retenait. Ses quelques souvenirs amicaux n’étaient pas suffisamment forts pourqu’il changeât d’avis. Au gré de ses pas, il prenait conscience d’une nouvelle naissance. Fuir lui permettait d’être enfin lui-même, sans faux-semblant. Une fois qu’Il eût traversé la petite ville, il se mit à faire du stop. Une voiture blanche s’arrêta à son niveau. « Tu es en panne de moto ? » lui demanda Giacomo, le pizzaiolo d’en face. « Je n’ai plus d’argent pour l’essence, et je dois me rendre à un entretien d’embauche.» C’était la seule chose qu’Arnaud avait trouvé àrépondre. Le voisin avait toujours été sympathique avec le jeune homme. Souvent, il lui offrait les invendus. Arnaud n’était pas à l’aise avec l’idée de mentir, mais sa survie en dépendait. Jusqu’au village suivant, ils discutèrent de banalités puis Arnaud demanda à son chauffeur s’il aurait l’amabilité de le déposer à la sortie du bourg, afin de ne pas avoir à marcher devant l’usine où il aurait théoriquement dû terminer sa journée. Giacomo le lâcha quelques centaines de mètres plus loin, sur un parking au bord de la nationale. Arnaud le remercia et promis de passer le soir-même prendre les lasagnes que son voisin lui promettait. La Clio blanche fit demi-tour. Arnaud releva à nouveau le pouce. La route allait être encore longue.page12image5820624Le soleil était à son zénith. Quelques rares voitures passaient sanss’arrêter. Le jeune homme avait marché quasi deux kilomètres lorsqu’un véhicule utilitaire stoppa à son niveau. À l’intérieur, un homme d’une trentaine d’année, habillé comme un VRP, lui sourit.

— « Tu vas où ?
— Dijon.
— Ce n’est pas ma route, mais je peux te déposer à l’entrée de larocade, à Vesoul.
— C’est parfait, merci. »

Arnaud monta dans la voiture où traînaient des papiers professionnels qu’il poussa du siège pour s’asseoir. L’homme était calme. Il questionnait l’auto-stoppeur pour alimenter la conversation. Arnaud lui répondait avec des mensonges. Il préférait s’inventer une vie toute rose, avec une petite amie, des études passionnantes plutôt qu’avouer sa fuite et son absence de perspective. Soudain, quelque chose attira l’attention d’Arnaud sur le tableau de bord. Ça lui rappelait une brochure du sexshop IEM qu’il avait vu chez Damien, son ex-amant qu’il avait quitté un an plus tôt à Belfort. Il ne voulait plus songer au passé, aux blessures. Il voulait devenir quelqu’un d’autre, sans passé meurtri, peut-être sans avenir aussi, qui ne savourerait l’instant présent. La curiosité étant plus forte, il demanda s’il s’agissait de la brochure en question. L’homme sourit puis répondit qu’il ne savait pas. Si Arnaud souhaitait obtenir une réponse, il était invité à regarderdans l’enveloppe. Il scruta attentivement le catalogue. Arnaud n’avait pas vu d’hommes nus, tous plus excitants les uns que les autres, depuisqu’il avait quitté la pension.

— « Ça te fait de l’effet, demanda le chauffeur.— Plutôt oui !
— On fait une pause ? Arnaud ne répondit pas. »

Il ouvrit la braguette de son chauffeur et commença à jouer avec son membre, en le faisant durcir entre ses lèvres. Le véhicule se gara dans des bois. Lorsque le sexe du chauffeur pénétra les fesses d’Arnaud, legamin eut très mal. Il y avait longtemps qu’Arnaud ne s’était pas fait prendre. L’autre se retira puis recommença son va-et-vient tout endouceur. La douleur s’estompa. À quatre pattes dans le coffre, l’éphèbe gémissait de plaisir. Il y avait trop longtemps qu’on ne l’avait pas touché. Il savourait ce moment de bonheur.

— « Tu es vraiment mignon, dit le chauffeur après s’être déversé enlui.
— Merci. Tu le penses vraiment ?
— Si je te le dis. Dommage que tu ne sois pas un vrai blond. Je plaisante. »

Arnaud sourit. On ne lui avait rien dit de flatteur depuis un bon moment. Il avait toujours éprouvé du mal à y croire. Il pensait qu’on ne s’intéressait qu’à l’hospitalité de ses cuisses. Il pensait connaître suffisamment les hommes pour croire que leurs verges avaient juste besoin d’être stimulées. À cet instant, il comprit qu’il n’avait plus rien à perdre, plus rien à regretter. Même s’il était une « sale tapette » comme on le lui avait toujours crié, il ne se gênerait plus pour baiser ; il se convainquit d’en profiter pleinement, de brûler la chandelle parles deux bouts… Instinctivement, il envisagea de descendre vivre dans le Sud, mais au préalable, il passerait quelques jours à Paris.

Comme promis, l’homme le déposa à l’entrée de Vesoul. Il continua à faire du stop sans grand succès. Trente degrés, le soleil cognait.L’odeur de transpiration de son partenaire enveloppait son corps, tout comme le foutre chaud collait à son slip. Tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes : jouissances et plaisirs relèveraient dorénavant son quotidien. Un papy l’embarqua et le déposa dix kilomètres plus loin. La Haute-Saône en août ressemblait au désert. Il n’y avait rien, la circulation était inexistante. À 14 heures, il n’avait parcouru que 40 bornes depuis le matin. À ce rythme-là, il ne serait pas à Paris avant la nuit, comme il se l’était mis en tête. Il fit demi-tour, non pas pour revenir à sa vie passée, mais pour prendre le train. Il n’avait guère d’autre alternative. Il ne voulait pas dormir en bord de route au milieu de nulle part. On le ramena à Vesoul où par chance, il n’eut pas à attendre longtemps. Un corail entrait en gare à son arrivée. Arnaud ne s’était toujours pas remis de ce qu’il avait vécu dans la matinée, il continua son périple en se sentant invulnérable. Ni rien ni personne ne pourrait désormais l’arrêter. C’est ainsi qu’il frauda la SNCF pour la première fois. Un peu avant d’arriver à Chaumont, le contrôleur passa dans la voiture et inspecta les voyageurs. Arnaud mentit, presque par automatisme. Il voulut s’inventer encore une fois une histoire tirée par les cheveux lorsque l’homme en uniforme lui ordonna d’attendre dans le sas. Le minet craignait qu’on ne le forçat à descendre, d’être dénoncé à la police, mais surtout, d’être de retour dans un département qu’il vomissait. Il avait trop de mauvais souvenirs là-bas : l’homophobie, le rejet, la violence… Et surtout, une mère alcoolique, castratrice avec laquelle il était brouillé depuis plusieurs mois. Ça aurait pu se terminer mieux, mais Damien, son ex, avait menacé ses parents lorsqu’il l’avait plaqué. L’altercation mère-fils s’était soldée par une crise de claques, si bien qu’Arnaud, pour se défendre, lui avait lancé un coup de casque de moto en pleine figure. Non, pour rien au monde, il ne voulait retrouver ses adversaires.L’adolescence meurtrie et ses souvenirs affligeants devaient enfin mourir. Non ! Non ! Non ! Lorsque le contrôleur s’approcha de lui, Arnaud était prêt à tout, même à lui proposer une fellation pour payer son ticket de train afin de ne pas être débarqué. L’agent de la SNCF le regarda de haut puis lui dit en souriant : « Des gamins comme toi, j’en vois tous les jours. Ça ira pour cette fois, mais tu prends tes affaires, et tu vas t’asseoir dans une autre voiture. Je ne veux pas de scandale avec les autres voyageurs. » Arnaud eut presqu’envie de lui sauter au cou, de l’embrasser pour le remercier. Il était persuadé de l’influence d’unebonne étoile.

Le voyage se poursuivit paisiblement. Arnaud ne pensait qu’à son arrivée à Paris, à sa découverte de la ville lumière, à la tour Eiffel, aux hommes, et aussi au fric. Il n’irait pas bien loin avec ce qu’il avait en poche. S’il voulait vivre dans le Sud, il faudrait qu’il se renfloue, le plus rapidement possible. Peu importait les moyens, pourvu qu’il parvînt à son objectif. Il se souvenait d’avoir vu sur TF1 quelques années plus tôt un reportage qui abordait la prostitution masculine au Trocadéro. À l’époque, ce documentaire l’avait marqué, car il ne pensait pas qu’on pouvait s’assumer en tant qu’homosexuel, ni qu’on puisse tirer profit de sa sexualité “déviante”. Même si le ton de la voix-off était assez misérabiliste en commentant la vie d’un jeune prostitué de 25ans, Arnaud était resté songeur à l’idée que l’on puisse se faire payer en apportant du plaisir à d’autres hommes, moins libres, avec femmes et mouflets à charge. À présent, il n’avait plus envie de se mentir. C’en était terminé la vie par procuration ou les obligations d’une sexualité qui n’était pas la sienne. Dans la ville lumière, il ne serait plus le « pédé du village », mais une âme vagabonde et anonyme comme des milliers d’autres. Il savait au fond de lui que l’insouciance de ses 20 ans pouvait lui permettre de transcender tous les tabous. Il pensa à ses frasques passées dans des squares et réalisa qu’il lui était déjà arrivé de se faire payer sur les lieux de dragues belfortains.

La gare de l’Est lui sembla immense. Elle était bondée de voyageurs marchant dans tous les sens, de touristes perdus, de gens qui attendaient affalés sur leurs sacs de voyage. Arnaud se sentit minuscule dans l’immensité du hall. À l’accueil, il demanda son chemin pour se rendre le plus rapidement possible au Trocadéro. Le trajet lui paraissait interminable tant il était enthousiaste à l’idée de rencontrer la dame de fer. Lorsqu’il découvrit le parvis du Trocadéro encombré par les travaux, sa déception fut grande de ne pas apercevoir correctement la tour Eiffel. Il marcha au milieu de l’allée laissée disponible pour la circulation des touristes qui photographiaient le monument avec une fierté qu’il ressentait également. C’était merveilleux. Il se parlait toutes les langues du monde autour de lui, on riait, des gens de couleur vendaient des répliques en plastique de la dame métallique. Une odeur de frites et de hamburgers se répandait dans l’air. Au loin, on entendait le son de djembés résonner. Il s’approcha lentement de la balustrade, regarda en bas et découvrit des skateurs s’entraîner, des gens faire du roller ou de la trottinette. Ça grouillait de partout, ça suintait la vie… Il réalisa que la tour Eiffel était encore loin. Il avança doucement sans la perdre des yeux, traversa les jardins, les avenues, le pont, passa sous elle, se sentit plus microscopique encore qu’à la gare de l’Est, puis alla s’asseoir sur un banc, quelque part dans un petit parc au milieu du Champs de Mars. Il se posa, alluma une cigarette, puis partit jusqu’à l’École militaire,revint sur ses pas, et se rassit. Il était très fier de son voyage.

Plus tard, alors que la nuit commençait à tomber, il fut accosté par un maghrébin d’une trentaine d’années, ni beau ni laid, qui lui demanda de le sucer. Arnaud répondit qu’il était d’accord, à condition qu’on l’emmenât dans un lieu plus propice au coït. L’algérien refusa, prétextant qu’il habitait chez sa sœur et entraîna le faux-blond derrière l’un des pieds de la tour Eiffel. L’homme s’évada après lui avoir joui dans sa bouche. Arnaud ne s’était pas fait payer, ça viendrait plus tard. Il était encore tôt. Il avait envie de savourer encore un peu les plaisirs de la liberté et du vice. Il y avait longtemps qu’il n’avait pas baisé deux fois dans la journée. Ça flattait son ego et le poussait à croire au pouvoir de son sex-appeal. Il finirait par gagner beaucoup d’argent.

Il fit plusieurs fois dans la soirée des allers-retours entre l’École militaire et le parvis du Trocadéro, pour repérer où les tapins se mettaient en place, mais à sa grande déception, il ne vit personne. Aucune importance, il était au centre du monde : il y aurait de toute façon de l’action. Le scintillement de la tour Eiffel était si beau à contempler depuis le banc sur lequel il était assis que tout devenait superficiel. Il était un petit provincial humant l’air libertin de Paris, ça valait bien toutes les passes du monde. À l’extinction des feux du monument, il choisit de pousser plus loin la découverte de son nouveau quartier. Il longea le métro aérien pendant plusieurs centaines de mètres lorsqu’il aperçut un homme le suivant dans une Renault 5 rouge. Quand celui-ci arriva à sa hauteur, il sortit de sa voiture, baissa son short et se masturba. Arnaud stoppa sa marche et l’observa un court instant dans sa danse pornographique. Au moment de le rejoindre, sortie de nulle part, une voiture de police déboula. Les policiers embarquèrent l’exhibitionniste. Arnaud n’avait pas envie de se faire coffrer si vite et feignit d’emprunter la première rue sur sa droite, avec assurance, comme s’il vivait dans les parages. Puis, tard dans la nuit, il revint sur ses pas, alla s’allonger sur un banc dans les jardins du Trocadéro. Cette journée avait été la plus folle de sa vie.

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La nouvelle mission d’intérim avait été un échec. Toujours la même monotonie, les mêmes gestes répétitifs à longueur de journée. Arnaud avait l’impression d’avoir été lobotomisé. On ne comptait pas sur sonintelligence, ni sur son humanité. Il était le manutentionnaire permettant le réassort des rayons dévalisés de Toys’R’us. En partant après le troisième jour, il déambula dans la galerie du centre commercial. Il observait les gens autour de lui, affairés à dénicher leurs cadeaux de Noël. Soudain, son attention fut attirée par une affiche sur la vitrine d’un photographe. La boutique recrutait en urgence un Père Noël. Arnaud n’avait rien à perdre. Quitte à vivre une nouvelle expérience, autant s’amuser. Il entra dans la boutique et s’adressa directement au patron. Son physique filiforme n’étant pas un atout, il bluffa. « Oh ! Oh ! Oh ! Je suis votre nouveau Père Noël, et si vous ne me croyez pas, laissez-moi enfiler un costume pour vous le prouver ! » Le photographe éclata de rire devant tant d’audace. Il aurait souhaité un comédien confirmé, mais l’arrivée providentielle du jeune homme et son toupet l’avaient conquis. Quelques minutes plus tard, Arnaud se transformait dans l’arrière-boutique en vieux monsieur. L’après- midi s’avéra rentable pour le photographe. Les enfants s’arrêtaient instantanément devant son stand. Arnaud prenait beaucoup de plaisir à les faire sauter sur ses genoux, à écouter leurs souhaits et à se fairetirer le portrait. Apporter un peu de joie aux petits l’emplissait de bonheur. L’après-midi coula d’un trait. Il endosserait à nouveau le costume rouge le lendemain.

Malgré la fatigue, Arnaud enchaînait cette longue journée par un repas au restaurant avec un client qu’il voyait pour la troisième fois.Contrairement à ses habitudes, il avait accepté de discuter avec cet homme et de se livrer davantage. Le récit de sa folle journée captivait l’homme. Une étincelle de respect et d’admiration pour le gigolo brillait dans ses yeux. Après avoir payé l’addition, il l’emmena chez lui et lui fit l’amour avec dévotion. Arnaud se laissa aller bien plus que d’habitude. Après avoir s’être mutuellement fait jouir, ils s’endormirent enlacés. Au réveil, leur proximité n’était plus. Arnaud sortit de la douche et le rejoignit dans la cuisine où une tasse de café bien chaude l’attendait. L’homme rompit le silence.

— « Je voudrais te remercier pour le bonheur que tu m’as donné hiersoir, mais malheureusement, nous ne nous reverrons pas.
— Moi aussi, j’ai passé un bon moment, il n’y a pas de problème.
— Tu sais, ce n’est pas contre toi, j’ai beaucoup d’admiration pour ton envie de t’en sortir, mais ta tendresse et ton humanité font que je risque de m’attacher à toi. Je n’ai pas envie de souffrir.

— Ne t’inquiètepas,on ne s’est pas engagé dans une histoire d’amour.

— Je le sais. J’aurais tellement préféré te rencontrer ailleurs que sur unréseau téléphonique. 
— Pascal, tu es quelqu’un de bien. Moi aussi, je préfère en rester là. Je n’ai pas envie de m’aventurer dans quelque chose qui pourrait nous faire souffrir. J’ai ma vie à construire et, un jour, tu me reprocherais d’avoir été ce que je suis. 

— Ce n’est pas ce que je voulais insinuer. 
— Peut-être, mais je connais la chanson. Je te souhaite d’êtreheureux.»

Arnaud ramassa les billets sur la console, enfila son manteau et sortit. Sur le boulevard, il redressa son col et resserra son écharpe. Il resta là un instant à fumer une cigarette. Il n’avait pas menti. Ce genre de rencontre et de séparation faisaient partie du métier. Une demi-heure plus tard, il patientait dans la salle d’attente de son référent social.

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Il ouvrit les yeux et avança dans l’obscurité pour trouver l’interrupteur. Il contempla un instant ses affaires emballées dans des sacs, mais se rassit instinctivement sur le canapé. Le moment ne lui semblait pas propice à organiser sa nouvelle vie dans le studio. Il alluma son téléphone. Le répondeur contenait plusieurs messages de Loïc, curieuxde savoir où on l’avait emmené. Arnaud allait raccrocher lorsqu’il entendit la voix de son père. Pour la première fois depuis des mois, il se manifestait. Il lui fixait un rendez-vous le dimanche soir dans une brasserie de la porte de Versailles. Arnaud nota les coordonnées du restaurant. Le moment était mal choisi, mais il ne refuserait pas une telle rencontre. Il entra dans la salle de bain. Il savoura la douche qu’il prenait. L’eau bouillante ruisselant sur sa peau le réveillait. Il aurait aimé croire que ces deux derniers jours n’avaient été qu’une suite de cauchemars. Ce n’était pas le cas. Il était bel et bien là, seul, dans ce studio encore impersonnel. La solitude lui pesa. Il avait envie de parlerà quelqu’un. Une demi-heure plus tard, il se retrouvait sur le perron de Christian et Sarah. L’assistante sociale était heureuse de le voir. D’emblée, elle le félicita pour sa première toile qu’elle qualifiait d’originale, mêlant à la fois provocation et esthétique. Christian entra dans le salon avec un verre de whisky qu’il tendit à Arnaud. Selon le peintre, il était nécessaire pour le jeune artiste de ne pas en rester là. Arnaud avait un réel talent à exploiter. Il sourit timidement, presque gêné. Depuis des jours, personne ne lui avait montré autant de respect. La conversation continua autour de la création. Au cours d’art plastique, le décor avançait malgré l’absence d’Arnaud. Il baissa les yeux, presque honteux de ne pas pouvoir suivre l’évolution de son œuvre. Il éprouvait un sentiment de lâcheté, comme s’il avait fui l’une des choses les plus belles qui lui soit arrivée durant ses derniers mois au profit d’un emploi où il était méprisé. Il fallait changer de sujet de conversation. Christian et Sarah tentèrent de le divertir avec quelques blagues, mais à l’exception de maigres sourires forcés, rien n’apportaitde gaité au visage du jeune homme. « Excusez-moi, mais, puis-je peindre à nouveau dans votre atelier ce soir ? » Le couple se regarda dans les yeux. « Oui vas-y, si tu le souhaites. »

Christian avait essayé à plusieurs reprises de le rejoindre, mais Arnaud souhaitait rester seul. Seul face à son désarroi, face à la toile. Une fois qu’il eut recouvert le châssis de gris métallisé, la sonnerie de son téléphone se montra intempestive. Il en fut irrité. Loïc ne cessait pas de le harceler. Arnaud voulait qu’on lui fiche la paix. Il éteignit à nouveau son mobile. Après avoir versé quelques larmes, il dessina les contours d’un homme, un revolver en main sur un pochoir. Christian descendit au moment où Arnaud terminait la découpe de son pochoir.

— « Ça n’a pas l’air d’aller toi ? 
— Non.
— Tu veux qu’on en parle ? 
— Je n’en sais rien. Autour de moi, tout s’effrite. J’ai envie de tout envoyer balader. Je n’ai jamais vu autant de violence que depuis mon arrivée à Paris. 

— Ceci explique cela, lança Christian en regardant le pochoir.
— Surement.
— Tu es certain de ne pas vouloir en parler ? 
— Tu m’as dit que la peinture le ferait pour moi… 
Arnaud se releva, et bomba en noir son dessin sur la toile. Il se recula pour observer son travail. Christian le regardait toujours, perplexe. Arnaud peignit à la brosse « Faites pas chier ! » sur le châssis. 


— Je ne sais pas ce qui t’est arrivé, mais en tout cas, la façon dont tu exprimes ta colère la rend plus belle encore. Tu apprends vite. J’aime ton autonomie, la façon dont tu t’appropries les matières. Tu es certain de ne jamais avoir pris de cours d’art plastique avant ? 

— Non aucun, à part l’atelier. Je te remercie de me permettre de lâcher tout ça… 

— Je t’en prie. Et si on discutait maintenant avec un joint et un petit verre ? 
— Ok.»

Plus tard, dans le salon, Arnaud s’épancha enfin. Au fur et à mesurequ’il se livrait, les larmes coulaient abondement. Tout devait sortir. Il se sentait tour à tour dévasté par le chagrin, la honte, la peur… Sarah et Christian l’écoutèrent attentivement et l’entourèrent de beaucoup d’affection pour palier à ses traumatismes condensés. Puis, il se sentit euphorique et se laissa aller aux caresses des époux. Dans leurs yeux, il se sentait aimé, rassuré. Il fit l’amour avec lui, puis avec elle. Leur liaison prenait un nouveau tournant. Pour pouvoir l’aimer lui, il devait accepter de l’inclure elle dans leurs jeux. Même s’il préférait se faire enfiler, il appréciait de la pénétrer simultanément. Il s’endormit à nouveau enlacé entre eux. Leurs corps chauds lui apportaient la quiétude vitale à l’apaisement.

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